Le pont de tous les casse-tête- Science et Vie de septembre 2019

La Nouvelle Route du littoral court sur 12,4 km en tout. Elle se compose de trois digues et deux viaducs au-dessus de l’océan dont l’un, de 5,4 km (photo ci-contre), deviendra le plus long pont de France.

28 AOÛT 2019 À 00H00

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PAR HUGO LEROUX

C’est à La Réunion que se construit le pont le plus long de France, un tronçon de la Nouvelle Route du littoral. Sauf que là, précisément, le titanesque chantier est à l’arrêt, car le tribunal administratif a interdit l’exploitation d’une carrière destinée à l’édification des digues. Un sujet de discorde parmi bien d’autres…

C’est sans conteste l’un des plus grands chantiers de génie civil du siècle. Un défi incroyable en matière d’architecture et de construction, tant par ses dimensions que par sa structure hors du commun. Et un projet qui donne le vertige : la Nouvelle Route du littoral (NRL), entrain d’être construite sur l’île de La Réunion, dans l’océan Indien, contourne la gigantesque falaise qui se dresse entre le grand port maritime et la capitale, Saint-Denis, et passe au-dessus de l’océan avec des tronçons grimpant à 30 m de hauteur !

150 MILLIONS D’EUROS/KM

 » C’est un projet exceptionnel par beaucoup d’aspects « , reconnaît Jean-Michel Torrenti, chercheur à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar). D’abord par sa longueur : la route combine, sur 12,4 km, trois tronçons de digue et deux tronçons de viaduc en pleine mer, dont l’un, de 5,4 km, constituera le plus long pont de France, loin devant les ponts de Saint-Nazaire (3,36 km) et de l’île de Ré (2,9 km). Par sa mise en œuvre, aussi, puisque les différents éléments de plusieurs milliers de tonnes du viaduc ont été totalement préfabriqués avant d’être assemblés sur place. Par son prix, enfin : à raison de plus de 150 millions d’euros le kilomètre, ce sera la route la plus chère de France, à l’exception des tunnels.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, le tablier des viaducs est quasiment achevé ; mais le chantier est arrêté, le tribunal administratif ayant décidé, en mai dernier, d’interdire l’exploitation d’une carrière qui aurait dû servir à la construction des digues. Ce qui devrait perturber le planning d’un projet censé s’achever en 2022, contre 2020 prévu initialement. D’ici là, associations, scientifiques et entreprises continueront à s’écharper à coups d’arguments techniques et environnementaux. Zoom sur les cinq principaux sujets de discorde qui secouent ce projet démesuré.

30 000

C’est le volume (en m3) de béton qui a été nécessaire pour construire la structure du pont et notamment les 7 tabliers de 770 m chacun.

50

C’est le nombre de piles de 20 m de diamètre qui soutiennent le pont, mais seules deux d’entre elles sont ancrées au sol.

1,6 MILLIARD D’EUROS

C’est le prix estimé pour la construction de la Nouvelle Route du littoral, un montant augmenté de 250 millions d’euros en début d’année.

1. L’ÉPINEUSE QUESTION DES FONDATIONS

Cent ans sans entretien majeur : c’est la longévité annoncée par les concepteurs de la route. Un chiffre qui interroge certains experts car le viaduc est situé dans une zone de sismicité modérée, soumise à de puissantes houles cycloniques atteignant, quelques jours par an, une hauteur d’une dizaine de mètres. Par ailleurs, le sol sur lequel repose la route, formé par les écoulements de lave successifs du volcan réunionnais, est surmonté d’une couche de plusieurs mètres de matière meuble, entre granulat et sable.

 » Ce qui me pose question, c’est le choix de fondationssuperficielles plutôt que profondes qui ancrent le pont au sol par des pieux « , relève Christian Tridon, président du STRRES, syndicat des entreprises d’entretien des ouvrages d’art.

 » D’autres grand ponts en mer situés dans des zones de sismicité ou de houle plus fortes, comme de Macao à Hongkong, ou le pont Rion-Antirion, en Grèce, ont choisi des fondations profondes pour garantir la stabilité de l’ouvrage « , renchérit François Payet, architecte et membre de l’association Alternative transport Réunion (ATR).

De fait, le bureau d’études Egis, en charge de la maîtrise d’œuvre, avait initialement dimensionné l’ouvrage avec un tiers des 50 piles sur pieux. Mais le groupement Bouygues-Vinci-Demathieu Bard, responsable de la construction, a préféré en garder deux seulement, aux extrémités, suite à un arbitrage technico-économique.

INSPECTIONS EN PLUS

Dans la version finale du viaduc, les piles seront ainsi posées sur le fond marin et maintenues par leur propre poids.  » Tout cela obéit à des normes strictes de dimensionnement, on ne construit pas ce type d’ouvrage à la légère « , rassure Olivier Tricoire, directeur du chantier côté maîtrise d’ouvrage.

 » De premiers sondages géotechniques du sol ont été menés avant le lancement des marchés. Puis, après le dimensionnement du viaduc, des carottages ont été réalisés pour caractériser précisément la nature du sol au niveau de chaque pile. Ces études ont permis de déterminer que les fondations superficielles étaient suffisantes pour garantir la pérennité de l’ouvrage « , poursuit le directeur du chantier.

Côté entretien, La Réunion s’est aussi armée de règles plus strictes qu’en Métropole.  » Par rapport aux obligations de base, des inspections supplémentaires sont menées avant et après chaque saison cyclonique « , fait valoir Franck Orgerit, ingénieur responsable de l’équipe d’entretien des ponts sur l’île.

Alors, risques réels ou tempête dans un verre d’eau ?  » Je ne me fais pas de souci sur l’entretien, mais je maintiens qu’il est impossible de prévoir l’érosion de ce sol d’ici quarante ans, et donc que les coûts pourraient être plus importants que prévu « , avance Christian Tridon. La polémique n’est donc pas près d’être close.

Seules deux piles sur les 50 du long viaduc seront ancrées au sol par des pieux.
Un choix économique qui fait débat.

2. LE PROBLÈME DE L’IMPACT ENVIRONNEMENTAL

Les inquiétudes sur l’impact écologique de cet énorme chantier ont été validées scientifiquement : dans deux avis publiés en 2011 puis 2013, les conseils régional et national de protection de la nature (CRSPN et CNPN), instances consultatives du ministère de l’Environnement, ont pointé un effet néfaste sur des espèces menacées (le grand dauphin, la tortue verte, la tortue imbriquée, le pétrel de Barau…). En cause : le bruit généré par les travaux et la destruction des habitats naturels. Les récifs coralliens sont aussi concernés : l’étude environnementale initiale fournie par le groupement prévoyait par exemple l’ensablage total du récif des Lataniers,  » un écosystème riche et exemplaire « , précise Bernard Bonnet, ancien océanographe et membre de l’association Vie océane.

En réaction, la Région a établi une liste de 150 mesures de réduction ou de compensation des impacts environnementaux (éclairage directionnel pour moins perturber les oiseaux, augmentation de la courbure du tracé de la route afin d’éviter certaines zones coralliennes, réduction des niveaux de bruit par des rideaux de bulles sur le fond marin, récifs artificiels aux pieds du viaduc pour faire essaimer des larves coralliennes…).

MESURES PEU EFFICACES

Mais un nouvel avis critique de la CNPN rendu fin 2018 a relativisé l’efficacité de ces mesures, pointant pêle-mêle une mise en œuvre tardive ou trop limitée de certaines d’entre elles et une baisse probable de la fréquentation des grands dauphins.

Le segment le plus décrié est la dernière digue de 2,7 km, stabilisée par une embase de 40 m de largeur au niveau du fond marin : elle couperait les courants et embruns allant à la falaise, compromettant l’habitat d’une poignée d’espèces endémiques, comme le bois de paille-en-queue, dont 60 % de la population mondiale prospère ici. Le sujet est sensible : aucun des chercheurs ni entreprises impliquées dans la mise en œuvre des mesures compensatoires n’adonné suite à nos demandes d’interview…

L’un des sujets d’inquiétude est la possible destruction de certains habitats naturels, comme les coraux.

3. LE DÉBAT SUR LES ESPÈCES INVASIVES

En 2015, 220 000 tonnes de roches ont été importées directement depuis Madagascar pour construire la première portion de digue au large de Saint-Denis.

Cette décision de creuser un trou grand comme deux terrains de football sur 45 m de profondeur, au cœur de la forêt malgache, puis d’apporter les pierres à La Réunion par bateau, avait fait surgir le spectre des espèces invasives. Et si, malgré le nettoyage des pierres avant embarquement, des serpents ou des lézards s’étaient glissés dans les rochers ?

Ces espèces pourraient-elles alors déstabiliser l’écosystème insulaire local jusqu’ici très préservé ? L’iconique margouillat résisterait-il ? À ce jour, d’après les scientifiques, ce danger certes réel n’est pas avéré. Pour d’autres observateurs, ce procédé revenait quand même à déporter la pollution d’une carrière à un autre endroit que La Réunion.

4. LA POLÉMIQUE SUR LES BLOCS DE DIGUES

En avril dernier, des cassures ont été relevées sur une centaine de blocs de béton massif (20 t chacun) qui ont été emboîtés en barrage, au large de la digue, pour dissiper l’énergie de la houle. D’après Le Journal de l’île de La Réunion, un  » béton trop sec  » pourrait en être la cause. Une expertise est encours pour déterminer si ce défaut provient de la formulation du béton ou de sa fabrication.

 » Ce sujet est vieux comme cette technologie : la mise en œuvre de carapaces génère des casses lors des premiers serrages provoqués par les premières tempêtes qui sollicitent les ouvrages. On parle de 110 blocs cassés sur 24 000 blocs posés « , relativise Adrian Martinez, l’actuel directeur du projet chez Egis, en charge de la maîtrise d’œuvre.

Reste que l’incident interroge : les bétons, spécialement mis au point pour cette construction, ont été souvent cités au rang des innovations du projet.  » L’enjeu est d’utiliser des granulats locaux, issus de roches volcaniques poreuses. Pour garantir une étanchéité parfaite des bétons, des formulations ont été élaborées et testées en laboratoire, en ajustant par exemple la concentration d’additifs imperméa-bilisants comme la silice « , détaille le chercheur Jean-Michel Torrenti, de l’Ifsttar.

UN AUTRE BÉTON

Faut-il alors aussi s’inquiéter de la solidité des pieds du viaduc ?  » Ce ne sont pas les mêmes bétons, répond Olivier Tricoire. En outre, les éléments en béton du viaduc sont renforcés par des armatures, et dimensionnés pour résister à des collisions de bateau. On est sur un niveau de sécurité bien supérieur. « 

Un béton spécial a été conçu pour les blocs qui protègent les digues, à partir de granulats issus de roches locales. Mais il présente des défauts…

5. LA CONTROVERSE AUTOUR DE LA POLLUTION DES CARRIÈRES

La construction de la digue implique l’ouverture de carrières sur l’île, pour fournir les 18 millions de tonnes de roches massives nécessaires au remblai. La préfecture avait lancé des procédures pour utiliser sur l’île une surface totale de 68 ha, ce qui devait se traduire par deux tirs de mines et 450 allers-retours de camions par jour non loin de zones peuplées. Or l’impact de ces travaux n’a pas été bien évalué par les études initiales d’autorisation du projet. Devant le recours des associations qui dénoncent les nuisances et la pollution engendrées, une suspension d’exploitation vient tout juste d’être prononcée sur le site le plus grand, celui de Bois-Blanc près de Saint-Leu. Pour l’instant, la situation de l’exploitation de ces carrières en est donc au point mort, alors que l’avenir du pont reste suspendu à cette décision.

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