Une route à 2 milliards qui ne mène nulle part
18 AOÛT 2020 PAR JULIEN SARTRE
Entamé voilà plusieurs années, aujourd’hui à l’arrêt, le chantier de la nouvelle route du littoral bénéficiera du plan de relance gouvernemental lié au Covid-19. Les surcoûts frôlent le milliard d’euros.
Saint-Denis (île de La Réunion).
– Avec le philosophe Zénon d’Élée, la Grèce antique posait le célèbre paradoxe de la flèche en vol, qui vole et ne vole pas, et ne touche jamais sa cible ; la France, avec le président (LR) de la Région Réunion, Didier Robert, nous gratifie d’un nouveau paradoxe, tout aussi insoluble : celui de l’avancée des travaux de la nouvelle route du littoral (NRL). Ce projet de route en mer, commencé en 2013, est prévu pour faire 12 kilomètres de long, entre les villes de Saint-Denis et de La Possession, entre le port et l’aéroport de l’île. Il consiste, dans sa plus grande partie, en un pont, un viaduc, dont les deux bouts sont sur la même rive et qui paraît ne devoir jamais être terminé. Les marchés de construction de l’énorme projet ont été attribués à un groupement de plusieurs multinationales françaises, dont les deux principales sont Vinci et Bouygues, alliées de circonstance.
Soupçons de favoritisme, enquête du Parquet national financier (PNF), grave pénurie de matériaux pour sa partie digue, mouvements sociaux, recours environnementaux, décisions paralysantes du Conseil d’État : les contretemps se sont multipliés dès le début du chantier et n’ont depuis cessé.
Les travaux de la nouvelle route du littoral, le 7 novembre 2017. © Hemis via AFP
De quoi pousser le maître d’œuvre, la Région Réunion, à reconnaître, dans un premier temps, 250 millions d’euros de surcoût pour un projet chiffré initialement autour de 1,6 milliard d’euros. Ce chiffre de départ avait déjà de quoi en faire l’un des plus gros, si ce n’est le plus important chantier d’infrastructure à l’échelle de l’Union européenne. À ces 250 millions d’euros, il convient d’ajouter – selon des estimations d’experts mais aussi à en croire différentes prises de parole publiques des acteurs impliqués et des recoupements effectués par Mediapart – au moins 700 millions d’euros.
Prévue pour être livrée en 2020, la NRL a connu bien trop de contretemps pour envisager ne seraitce qu’une demi-livraison en 2021 : pour l’instant, Dominique Fournel, élu chargé des grands projets à la Région Réunion, a promis le raccordement du viaduc à La Grande Chaloupe (soit peu ou prou à mi-parcours du projet final) pour « le 31 décembre 2021 ».
La partie digue, soit la moitié de la route la plus gourmande en matériaux – mise sur pied dans cette version afin de favoriser l’emploi local et les rotations des transporteurs du BTP, un lobby très puissant sur l’île de La Réunion –, est à l’arrêt depuis le mois de juillet 2019. C’est précisément l’arrêt des rotations de ces camions transportant les matériaux censés
constituer la digue qui a mis le feu aux poudres. « Done a nou travail ! », « Nous avons investi des
centaines de milliers d’euros en pure perte ! » : les déclarations incendiaires des transporteurs et leurs manifestations sous forme de blocage routier ont fini par faire monter la pression sur le maître d’ouvrage.
À partir du 22 juillet 2020, les locaux du conseil régional étaient bloqués par des dizaines de camions dans une ambiance délétère. Les transporteurs ont fini par obtenir une réunion tripartite entre l’État, la Région et le groupement attributaire des marchés de la NRL. Leur objectif affiché était une reprise du chantier et la construction de la digue. Problème : au moins 18 millions de tonnes d’enrochement d’un type particulier font défaut et les carrières de matériaux ne pourront pas ouvrir avant plusieurs années en raison des recours déposés par les riverains et les associations de défense de l’environnement. Ces carrières, situées dans des espaces naturels protégés, n’ont pas fait l’objet d’études d’impact et sont, pour l’instant, empêchées d’ouvrir par plusieurs décisions du Conseil d’État. Les autres sources d’approvisionnement en roches massives, sur les îles voisines de Madagascar ou Maurice, posent d’autres problèmes, y compris
environnementaux. Après les deux jours de réunion à la préfecture de Saint-Denis, Didier Robert, le président de la Région Réunion, a promis une reprise du chantier le 15 septembre et une rallonge de 45 millions d’euros au groupement. Ses annonces n’ont pas convaincu.
« Il ne reste plus beaucoup de solutions à la Région pour finir cette route, se désole l’architecte François Payet, président de l’ATR-Fnaut 974, une association d’opposants au projet de la NRL, fin connaisseur de ce dossier tentaculaire. Première possibilité : le groupement ouvre en force les carrières et mise sur la lenteur des recours administratifs pour finir la NRL avec les enrochements réunionnais. Je n’y crois pas beaucoup. Ou alors, le marché MT5-2, celui de la digue, est annulé pour de bon et la route est finie en viaduc. Sauf que la barge spéciale pour poser les piles du viaduc dans la mer est déjà repartie, le matériel n’existe plus alors qu’il s’agit d’un ouvrage
d’art extrêmement technique : cette option impliquera encore des surcoûts à venir et prendra beaucoup de temps. »
Dans cette hypothèse, 2024 paraît une date encore éloignée pour finir la route. « Il y a aussi une dernière possibilité, conclut François Payet, c’est de réaliser ce que nous préconisons depuis le début : une route sous galerie. C’est moins cher parce que les infrastructures existent déjà [les tunnels qui datent de l’époque où un train reliait les deux parties de l’île – ndlr] et avec davantage de sens pour protéger les usagers de la route des éboulis de la montagne. »
Le 24 juillet dernier, au sortir de la réunion tripartite à Saint-Denis, Didier Robert n’a privilégié aucune solution alternative. Pour l’instant, la seule ligne qu’il défend est celle d’une route « qui sera terminée, pour la sécurité des Réunionnais ». Il est rejoint sur ce point de vue jusqu’au-boutiste par le gouvernement français, qui soutient mordicus ce projet de route en mer. Tout en reconnaissant qu’il n’y a « rien de plus stupide que ces routes qui ne mènent nulle part », le
ministre de l’économie, Bruno Le Maire, annonçait le 28 juillet à l’Assemblée nationale, à Paris, que la NRL bénéficierait du plan de relance français à la suite de la crise liée au Covid-19. « Après tout, si le plan de relance nous permet d’achever une route aussi importante pour le développement de La Réunion que la route du littoral, je pense que nous aurons fait œuvre utile », se justifiait Bruno Le Maire dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. Une position et un soutien gouvernemental sous forme d’argent frais pour le groupement de multinationales confirmés dans la presse réunionnaise le 10 août par le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu.
De quoi faire bondir les opposants au projet, dont François Payet et l’ATR-Fnaut 974, qui expliquent que la pandémie de Covid-19 n’a « absolument rien à voir avec ce projet qui n’a rien de nouveau, qui a été arrêté pour d’autres raisons que la pandémie et qui, surtout, ne correspond en rien aux critères écologiques définis pour ce plan de relance par le président de la République, Emmanuel Macron ». Le militant va plus loin et estime qu’il s’agit « d’un retour à l’économie de comptoir puisque l’argent va venir de France et y repartir aussitôt puisqu’il sera mis à la disposition de Vinci et de Bouygues. C’est carrément un retour de l’économie coloniale pour un
projet néocolonial ».
En attendant la visite et les éventuelles annonces du ministre des Outre-mer, le chantier est toujours à l’arrêt. Pour la première fois en sept ans de travaux, le 24 juillet 2020, le groupement de multinationales attributaires du marché a publié un communiqué de presse. Il estime que la non-poursuite de la construction de la digue résulte d’une « décision de la Région Réunion » et rappelle « l’accroissement des contraintes administratives et sociétales ». Pris entre plusieurs feux, le président de la Région Réunion, Didier Robert, a lancé une grande campagne de communication avec d’innombrables spots télévisés sur les chaînes locales pour rappeler à
quel point la NRL est un chantier « pour la sécurité des Réunionnais », « respectueux de l’environnement » et qui « favorise l’emploi local ».
Directeur de la publication : Edwy Plenel Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).